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Sous l'aura des arbres

  • Photo du rédacteur: Paule Mackrous
    Paule Mackrous
  • 7 avr.
  • 7 min de lecture


Ce texte devait être publié dans le numéro sur les arbres qu'allait faire paraître la revue Relations, fermée subitement et injustement l'année dernière. Par solidarité, je ne voulais pas le publier dans une autre revue, alors je le dépose ici...


J’avais 19 ans, je travaillais tout l’été dans une base de plein air. J’étais nichée dans ma petite cabane dans le bois où je servais des drinks et où une DJ mixait les Rita Mitsouko avec La Compagnie Créole, quand ma collègue m’a demandée si je voulais partir en appartement avec elle. « Pourquoi pas ? », que je lui ai dit. C’était dans le temps où on avait l’embarras du choix, où on pouvait même négocier le prix de son loyer. En épluchant les annonces classées dans le journal Voir, on a trouvé quelque chose dans Outremont : « Splendide 5 et demi dans un quartier vert… ».

 

Le mirage vert


La fille qui vivait au bord du Métropolitain dans Villeray n’avait jamais vu Outremont, l’un des quartiers les plus riches, les moins denses et les plus blancs de Montréal. En m’y rendant la première fois pour visiter mon futur logement, j’avais l’impression de pénétrer à l’intérieur d’une maquette d’architecture : les rues étaient bien trop propres pour être vraies. C’étaient surtout les grands arbres matures, principalement des érables de Norvège, des érables argentés et des frênes de Pennsylvanie, qui me procuraient le plus grand effet d’irréalité. Pourtant, il y avait des arbres d’espèces identiques dans mon quartier, mais on dirait que je ne les avais jamais vus. Dans Outremont, ils avaient comme une aura.

 

J’ai compris, au fil du temps, que cette aura est le fruit d’un contexte particulier ; les arbres portent tous en eux ce potentiel de briller. Au lieu d’être coincés dans des petites fosses de trottoir, dans les rues résidentielles d’Outremont, ils profitent des grandes cours avant où un sol profond et vaste leur permet de déployer leurs racines tandis que leur couronne s’étend en largeur sans risquer les élagages répétés qu’imposerait la trop grande proximité des maisons ou des fils électriques. Ces derniers sont enfouis sous la terre ou situés dans les ruelles tout comme les poubelles : on ne les retrouvera jamais au pied des arbres. Les édifices, qui dépassent rarement les deux étages, laissent place à la lumière, au ciel. Je croirais entendre les arbres s’exclamer : « On respire ! »

 

La Montagne, qu’on peut voir d’un peu partout dans l’arrondissement, offre, quant à elle, une belle toile de fond, même si, d’un point de vue arboricole, Outremont s’inscrit en rupture avec la flore forestière du mont Royal. Si, plus récemment, la tendance de la Ville de Montréal est de planter des arbres indigènes rapprochés ou d’implanter des micro-forêts dans les arrondissements, l’horticulture ornementale domine encore l’arrondissement ainsi que son rapport à son patrimoine arboricole, qui en forme en grande partie l’identité. Ce patrimoine n’est cependant pas immuable : la forêt d’arbres centenaires pourrait subir un effet de cohorte[1]. Malgré la forte présence de haubans, des câbles permettant de renforcer et de redresser les arbres, chaque tempête nous révèle la fragilité de ces géants comme celle des nombreuses voitures qui, chaque année, sont écrasées sous le poids d’immenses branches charpentières. De ces arbres majestueux émanent alors une aura menaçante qui tire Outremont hors de son mirage pour quelques jours.

 

Le désert blanc


Mon appartement de l’époque se situait sur la rue Bloomfield, entre Van Horne et Ducharme, l’avenue qui marque la fin du mirage outremontais. Derrière les édifices qui bordaient cette avenue, se trouvait une gare de triage et, de l’autre côté, Parc-Extension : le quartier le plus dense et le plus multiethnique de Montréal, mais aussi l’un des plus défavorisés. Des études ont démontré le lien indéniable entre la situation socio-économique d’un quartier et son degré de verdissement[2] : Outremont se place au deuxième rang parmi les dix-neuf arrondissements montréalais pour son indice de canopée, alors que Parc-Extension se situe au quatorzième rang[3]. Visuellement, le contraste est fort et il se fait ressentir lors des chaudes journées d’été, insupportables dans le quartier le plus minéralisé.

 

Au cours des dernières années, on a transformé l’ancienne gare de triage en un nouveau quartier, le MIL, où se côtoient le Complexe des sciences de l’Université de Montréal, des condos, quelques commerces, et d’autres édifices à venir dont une coopérative d’habitation dans laquelle j’aménagerai bientôt. J’erre dans les lieux pour y découvrir mon futur pan de quartier où de jeunes arbres ont été plantés dans de petites fosses. On a choisi la même espèce pour une allée entière : le chêne rouge. J’ai la sensation, ancrée dans mon expérience passée de col blanc, de savoir comment ils ont été sélectionnés. L’architecte de paysage a créé un design en collaboration avec l’urbaniste sans consulter a priori les spécialistes des végétaux. Résultat : une étendue de pavé blanc dans laquelle on a placé des « trous » pour que lesdits spécialistes des végétaux, au bas de la hiérarchie, les remplissent ensuite.

 

Certaines fosses sont plus vastes, ce qui a permis la création de communautés d’arbres et de plantes : un atout pour la résistance de la forêt urbaine. Y cohabitent, entre autres, des pins, des bouleaux, des chênes avec des vivaces indigènes. Le parc Pierre-Dansereau, aménagé pour récupérer les eaux de pluie, offre une oasis de verdure, un mariage foisonnant et ingénieux de plantes et d’arbres. Mais toute cette végétation ne suffit pas à rafraîchir le désert blanc qui envahit le MIL.

 


Au coin de la nouvelle rue Marie-Stéphane et de Champagneur, un champ est en attente de verticalité. Je rêve d’y voir une grande forêt nourricière communautaire où interagiraient des arbres, des arbustes et des vivaces indigènes comestibles. Un tel aménagement non seulement favoriserait la sécurité alimentaire, mais il permettrait aussi de conserver un peu plus de terre et de ciel. Car là où sont réunis et protégés des arbres au sol, s’ouvre le ciel au-dessus de leur couronne. Et celui-ci se fait de plus en plus rare en ville. En ce sens, je me réjouis de pouvoir observer un lever de soleil au loin sur le mont Royal depuis l’avenue Thérèse-Lavoie-Roux tout en sachant que, lorsque les constructions en cours seront entièrement érigées, la vue du ciel sera davantage obstruée. J’aimerais qu’on fasse du ciel un commun : une sorte de « territoire pour l’espoir » à protéger. Même si on ne compte pas les mètres carrés de ciel qu’offre la vue d’une fenêtre d’un logement ou d’une rue, on sait bien que cela fait la différence pour notre sentiment de respirer un peu en ville.

 



L’espoir bleu


J’emprunte la « promenade bleue » délimitée par le pavé de ladite couleur au sol. Elle se veut un pont entre les mondes autrefois cloisonnés que sont Outremont et Parc-Extension. Follow the blue brick road et peut-être comme dans le Magicien d’Oz, trouverons-nous le chemin de notre maison ? J’en doute. En constatant l’explosion du prix des loyers dans Parc-Extension, on peut affirmer que le MIL engendre moins une rencontre entre deux univers qu’un envahissement par la gentrification brutale d’un des derniers quartiers de Montréal où les prix des logements étaient encore abordables. Le « décloisonnement » des quartiers, dont la passerelle qui s’élève au-dessus des rails du Canadian Pacific est le symbole le plus fort, n’a pas anéanti le fossé entre Outremont et Parc-Extension. Ce fossé, qui était et est encore lié à la situation socio-économique opposée entre les deux populations, s'est creusé davantage à l'intérieur même du quartier Parc-Extension.

 

J’observe les arbres dans les rues étriquées de Parc-Extension. À l’image des gens qui ne sont pas issus de la gentrification, ils vivent à l’étroit : au sens propre (on s’y entasse dans les logements) comme au sens figuré (on y vit des situations sociales et financières de plus en plus opprimantes). Beaucoup d’arbres sont presque coupés en deux pour laisser passer les fils électriques ou tout simplement parce que la distance qui les sépare des maisons est insuffisante pour leur déploiement. Les nombreux frênes, quant à eux, sont peu à peu éliminés par les ravages de l’agrile. Des affiches posées sur les arbres parlent d’amendes éléphantesques, « jusqu’à 4000 dollars » pour les personnes qui déposent leurs ordures à leur pied. Elles donnent l’impression que ce sont les arbres qui menacent les citoyens.

 

Les arbres urbains, qu’on réduit dorénavant à leur fonction utilitaire, à leurs services écosystémiques, sont définis comme d’ingénieuses infrastructures vertes permettant de fournir de l’ombre et de la fraîcheur en même temps que de filtrer l’air et de nous rendre de bonne humeur ; des machines verticales qu’on peut installer ici et là sans penser au-delà de leur fonction et de leur matérialité. On les prive souvent de l’espace dont ils ont besoin pour s’épanouir et non simplement pour survivre, rendant par le fait même inaccessible cette aura par laquelle nous les voyons et par laquelle nous connectons avec le vivant en ville. La trop grande proximité avec nos propres infrastructures, dans laquelle on les confine, offre souvent l’effet inverse d’une connexion : elle donne l'impression que l'arbre est inanimé. Et comment vouloir prendre soin de ce que nous ne voyons pas, de ce qui ne s’anime pas sous nos yeux ?

 

Je me dis que de repenser la densification et le développement urbains en tenant compte de l’aura individuelle et collective des arbres permettrait peut-être de prendre conscience de cet espace par lequel ils se déploient et, par ricochet, d’honorer le nôtre. On pourrait y harmoniser nos propres espaces, effriter leurs déséquilibres, et protéger davantage, d’un même souffle, le « territoire de l’espoir » que représente le ciel dans nos villes.

 


[1] Effet de cohorte :  lorsque les arbres meurent tous sur une très courte période de temps.

[2] Naël Shiab et Isabelle Bouchard, « Voici qui vit dans les pires ilots de chaleur de votre ville », Radio-Canada, le 13 juillet 2022 [en ligne] et Jian Ling, Qian Wang et Xiaojiiang Lin, « Socioeconomic and spatial inequalities of street tree abundance, species diversity, and size structure in New York City », Landscape and Urban Planning, Vol 206, février 2021.

[3] Site web de la Ville de Montréal.


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